La mode, en pleine métamorphose


Naviguant entre une nouvelle génération de consommateurs aux désirs bien précis, l’urgence climatique, mais aussi le besoin de se renouveler créativement, l’industrie de la mode n’a jamais été aussi en mouvement qu’à l’heure actuelle.
À côté de l’entrée «Mutation, nom féminin», le Larousse écrit: «Changement radical, conversion, évolution profonde.» C’est à peu de chose près ce que vit l’industrie de la mode depuis plusieurs saisons, chahutée par les changements sociaux, politiques et environnementaux qui rythment l’actualité, comme par l’émergence de nouveaux modes de consommation. «C’est complètement conjoncturel, l’addition de choses diverses, confirme Lucie Jeannot, chef de projet mode au sein de Première Vision, rendez-vous international des professionnels de l’industrie. Le numérique a créé de nouvelles habitudes d’information et de consommation, les nouvelles normes écologiques ont conduit à une prise de conscience de la part des consommateurs, et donc à une crise de la consommation. À l’aune de ces exigences, la mode, de luxe comme de masse, a dû se mettre au diapason.» Un an et demi plus tôt, les équipes de Première Vision prédisaient d’ailleurs que le thème du printemps-été 2025 serait celui de la mutation. «Nous nous posions alors énormément de questions sur le devenir de la mode, sur le commerce, on sentait que tout était en train de se transformer, et que ça allait prendre du temps. C’était également le moment où toutes les lois environnementales se mettaient en place. Aujourd’hui, nous sommes pile dans cet entre-deux, ce moment de transformation où l’on sait d’où on vient sans savoir exactement où on va. Un arrêt sur image, le moment où le papillon sort de la chrysalide.»
Historiquement, l’industrie de la mode n’en est pourtant pas à sa première métamorphose. En 1858, le système de confection du vêtement connaît ses premiers remous avec la naissance de la haute couture, dont le porte-drapeau n’est autre que le Britannique (installé en France) Charles Frederick Worth. Sous son impulsion, le couturier n’est plus un simple exécutant, mais un créateur à part entière, qui réalise ses propres silhouettes au lieu de répondre aux demandes de ses riches clientes. Viendra ensuite la naissance du prêt-à-porter, quasiment un siècle plus tard, qui chamboule l’ordre établi de la mode. À la fin des années 1990, la naissance des grands groupes de luxe rebat à nouveau les cartes de l’industrie de la mode, qui doit ensuite faire face au boom de la fast fashion… En 2003, déjà, Gilles Lipovetsky et Elyette Roux relevaient dans Le Luxe éternel (Gallimard): «Depuis plus d’une décennie, le secteur du luxe connaît une véritable mutation organisationnelle, les petites entreprises indépendantes et semi-artisanales d’autrefois ayant cédé le pas aux conglomérats de taille internationale, aux groupes multimarques appliquant, quoique non exclusivement, des méthodes et des stratégies ayant fait leurs preuves sur les marchés de masse.»
«Là où cette mutation diffère de ses prédécesseurs, c’est qu’elle est aujourd’hui faite de paradoxes, explique Morgane Pouillot, chef de projet prospective et stratégies créatives au sein du cabinet de tendances Leherpeur Paris. Ce qui ressort vraiment, c’est que le système fonctionne de plus en plus en sablier: nous sommes face à une industrie du luxe de plus en plus chère, mais qui, paradoxalement, utilise une communication de masse et perd donc ce qui faisait sa rareté. Du côté des consommateurs, la dualité est tout aussi présente avec, à la fois, un besoin de rationalité et de consommation plus raisonnée, qui s’oppose à une demande très forte d’imaginaire et de narration. Au-delà du produit, ceux-ci sont désormais à la recherche d’une expérience.»
Morgane Pouillot rappelle d’ailleurs que «l’un des points-clés de cette mutation, c’est que le système de la mode ne peut plus fonctionner comme avant, justement parce que le consommateur fait désormais partie du système. Il n’est plus juste passif et impulse lui-même le changement. C’est parce qu’il exprime tous ses nouveaux besoins et désirs que les marques se retrouvent dans l’obligation de s’adapter.» Quelles réponses à cette demande de nouveauté? Le succès, d’abord, d’une nouvelle génération de créateurs, incarnée entre autres par le Belge Nicolas Di Felice chez Courrèges ou le duo français Arnaud Vaillant et Sébastien Meyer chez Coperni. Là où le premier adapte ses silhouettes aux comportements et mouvements d’une nouvelle génération très connectée (ses vestes et manteaux aux manches fendues de l’automne-hiver 2023 libéraient les bras de façon à faciliter le port du téléphone), les seconds sautent à pieds joints dans les nouvelles technologies, imaginant une robe en spray ou un sac composé à 99 % d’air. À la demande des aficionados d’une mode plus responsable (ils sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à privilégier la seconde main), d’autres designers, comme la Française Marine Serre et la Suédoise Ellen Hodakova Larsson ont fait de l’upcycling (soit la réutilisation de matières et objets divers et variés) leur cheval de bataille.
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Afin de séduire un consommateur lassé, victime de ce que les experts appellent désormais la «fatigue du luxe», ce secteur a bouleversé complètement son organigramme. Le mercato de la mode qui, en 2024, a vu se succéder à un rythme vertigineux plus de vingt départs et intronisations, n’est d’ailleurs pas terminé. L’une des conséquences majeures de ce jeu de chaises musicales: la mise en lumière de directeurs artistiques, chantres d’une mode conceptuelle (quoique portable) et plus créative, mettant à l’honneur l’art et l’artisanat. À l’image de Matthieu Blazy, passé de Bottega Veneta à Chanel, ou de Jonathan Anderson, actuellement en poste chez Loewe, mais que les rumeurs installent au sein d’autres maisons prestigieuses.
Mais le symptôme le plus représentatif de cette grande phase de mutation se passe en réalité du côté des matières. «Nous sommes actuellement dans une zone un peu embryonnaire, où chaque marque teste des choses, sans savoir exactement ce que cela va donner, relève Lucie Jeannot. Le terme de transformation s’est vu cette saison à travers des looks très organiques, un peu fluides. Du côté des matières, cela se traduit par la prédominance du lin, de la soie, de la maille, de la gaze, et même d’un jersey tellement lâche qu’il est quasiment translucide. On note aussi l’émergence de tissus dits changeants, qui créent des reflets et des illusions un peu étranges.»
Des matériaux qui se font l’écho des bouleversements que traverse le secteur, particulièrement impacté par le réchauffement climatique. «C’est un sujet énorme pour notre industrie, confirme l’experte de Première Vision. Cela va changer la façon dont on s’habille, et donc les étoffes dans lesquelles sont taillés nos vêtements.» De quoi expliquer, sur les podiums du printemps-été 2025, l’omniprésence de la transparence, de robes légères et plus globalement de matières estivales, aériennes ou aérées, laissant le corps respirer. «La matière est aujourd’hui au cœur de tous les enjeux, confirme de son côté Morgane Pouillot. Et ce, parce qu’elle est intrinsèquement liée à la question des ressources, de la matière première, qui est épuisable, et qui peut parfois amenuiser le vivant. Ce qui va conduire les fabricants et les marques à en proposer de nouvelles.»Loin d’être terminée, cette transformation de l’industrie de la mode a, selon notre spécialiste, un avantage: «Toutes ces contraintes permettent finalement à la création et à ses expressions de muter, et de proposer un autre langage.»
Source: https://www.lefigaro.fr/industrie-mode/la-mode-en-pleine-metamorphose-20250318